En 1899, Pauline Lassalle (née Magnes) perd sa fille unique Hélène âgée de douze ans. Quelques mois plus tard, son mari Joseph, qui maintenait une petite « usine de teinture » au hameau de Las Planques (Labesserette), meurt à son tour.
Ne pouvant désormais assurer seule le bon fonctionnement du domaine de Las Planques, Pauline met le moulin en location, abandonne l’activité de teinture et embauche un domestique et quelques journaliers, parmi lesquels Justin Croutes.
Né en 1861 au hameau de Lestrade (Sénezergues), Justin Croutes est assez réservé et taiseux mais se révèle être un excellent employé, habile et ingénieux.
Chez de nombreux particuliers du Veinazès, il crée et entretient des vergers (greffe, taille), casse de la pierre pour défricher parcelles et travaille ainsi régulièrement chez Pauline Lassalle.
À quarante ans, il est toujours célibataire ; elle entre dans sa cinquantième année et elle est veuve. Le mariage est rapidement conclu.
Après un charivari (le dernier connu à Labesserette), Pauline Magnes (veuve Lassalle), épouse Pierre-Justin Croutes, cultivateur, le 18 mai 1901.
Désormais, Justin consacre une grande partie de son temps aux activités agricoles et à un important jardin dans lequel il cultive du plant qu’il revend à la saison.
De son côté, depuis la mort de sa fille qui l’a beaucoup affectée, Pauline consacre du temps aux enfants de Labesserette en les aidant à faire leurs devoirs scolaires. Très croyante et pratiquante, elle ne manque aucun office et chaque dimanche, Justin l’accompagne pour assister à la messe dans l'église paroissiale.
Vers 1910, des tensions apparaissent dans le couple et dans le voisinage, chacun a son avis. Les uns attribuent la mauvaise gestion du domaine à Justin, d'autres à Pauline. La réalité est que Justin est un excellent travailleur manuel mais n'a aucune qualité de gestionnaire. quant à Pauline, désormais confite en religion, certains vont jusqu’à suspecter une mauvaise influence de monsieur le curé.
En 1919, voilà vingt ans que Pauline a perdu sa fille Hélène et son premier mari Joseph. Fragile, elle est soutenue moralement par l’abbé Jean-Baptiste Théron. Lorsqu'il démissionne, l'éloignement du vieux prêtre plonge Pauline dans une profonde dépression.
Face à cela, Justin essaie de trouver le baume qui cicatrisera les plaies de cœur de son épouse. Il achète une concession à perpétuité dans le cimetière communal et réalise de ses mains un sobre et massif caveau en granit, digne d’accueillir des notables.
On se moque de lui mais Justin fait taire les mauvaises langues en faisant exhumer les corps d’Hélène et Joseph Lassalle, souvenirs de la première vie de Pauline, pour les faire inhumer dans cette imposante sépulture dotée d’une belle plaque « famille Lassalle-Croutes ».
Plus modestement, il réalise aussi pour sa femme un buffet à leurs initiales.
Malheureusement, rien n'y fait et Pauline Croutes meurt en janvier 1923. Quelques jours après l’enterrement, Justin est abasourdi car à l’occasion d’un de ses voyages à Aurillac pour consulter un spécialiste médical, Pauline en avait profité pour rédiger un testament : « Je donne et lègue à la commune de Labesserette tous mes biens meubles et immeubles que je possède dans la commune pour en employer le revenu chaque année à réparer et maintenir en bon état de conservation l'église de Labesserette.
Je donne et lègue à Germaine Carlat [épouse Bruel], tous mes biens meubles et immeubles que je possède dans la commune de Saint-Illide à Parieu haut ». En quelques lignes, Pauline a effacé vingt ans de vie commune avec Justin en ne lui laissant rien.
Comprenant qu’il doit quitter le domaine de Las Planques auquel il s’est attaché et pour lequel il a beaucoup travaillé, Justin Croutes s’échauffe : « puisqu’elle a tout donné à la commune, ils n’ont qu’à s’occuper de l’enterrer… même dans la fosse commune s’ils le veulent ! ». Finalement, il passe sa colère en cachant seulement la plaque nominative du beau tombeau par un panneau en bois ouvragé portant l’inscription : « ne rien mettre sur ma tombe ».
Dans le Veinazès, l'affaire du moulin de Las Planques fait tourner les langues pendant toute l'année 1923. La commune de Labesserette ayant accepté le legs, les biens sont vendus aux enchères.
De son côté, Justin a juré qu’il ne quittera jamais Las Planques et s'est effectivement installé sur un petit bout de terrain. Les nouveaux propriétaires, sensibles à sa colère, lui facilitent la vie.
Au printemps 1924, les habitants de Labesserette observent que Justin Croutes bâtit les murs d'une future habitation à Las Planques et apprennent qu'il a déposé un document à la Préfecture du Cantal, récapitulant les dettes de Pauline Magnes à son encontre. Pour éviter une action pénale, la commune de Labesserette s'entend avec lui en le dédommageant. La somme d'argent obtenue permet à Justin de continuer à construire sa maison !
Tandis que les documents cadastraux n’auront aucune connaissance de cette maison pendant plusieurs années, Justin baptise l’emplacement de sa maison sous le nom de la « Croix du Pont ». En gravant sur le linteau en granit de sa porte d'entrée, son nom et sa nouvelle adresse, il affirme dans la pierre qu’il est ici chez lui.
Au cours des années 1925-1926, Justin continue d'aménager l’intérieur de sa maison puis réalise une clôture agrémentée d’une rocaille religieuse visible de tous. Ce petit oratoire est à la fois un calvaire et une grotte dédiée à la Vierge.
Et pour donner tout son sens à sa réalisation, il grave une inscription sur la pierre : « L’espérance surpasse l’injustice avec le secours de la reine du ciel. Rappelons-nous que nous sommes tous mortels ».
Justin Croutes est enfin chez lui, dans sa maison de la Croix du Pont. Seule la mort pourra l’en faire partir. Sociable et accueillant, il visite et reçoit sa famille, ses voisins et ses amis. Même s’il reste profondément croyant, il conserve au fond de lui ce fort sentiment d’injustice.
Comme il ne se fait pas à l’idée d’avoir offert une belle sépulture à celle qui l’a trahi, il achète une nouvelle concession à perpétuité dans le cimetière de Labesserette dans laquelle il fait transférer les trois corps de Pauline, Hélène et Joseph Lassalle. Considérant cependant que ce tombeau est trop beau pour lui, Justin Croutes le revend et choisit d’être enterré auprès des siens, dans sa commune natale de Sénezergues.
Le 12 avril 1948, Justin Croutes s’éteint paisiblement dans sa maison de « La Croix du Pont » avec le titre « d’homme doyen de la commune. Il était âgé de 87 ans. Avec lui disparaît une sympathique figure de la commune. Ses obsèques ont eu lieu à Sénezergues, au cimetière de La Chourlie. »
Le nom de la maison de « la Croix du Pont » sombre progressivement dans l’oubli et la parcelle porte désormais celui de « Combe Maurine ».
Le premier acquéreur du site fera disparaître les croix du calvaire et grattera l’inscription « J. Croutes » sur le linteau de la maison.
Ceux qui lui succéderont, réinstalleront une croix en fer sur le calvaire et entretiendront jusqu’à ces dernières années, cette œuvre populaire.
À la fin de la décennie 2010, elle a malheureusement été détruite.
Bernard Coste, " Justin Croutes (1861-1948) Quand l'espérance surpasse l'injustice ", Chronique du Veinazès N°42 - 2012.
Copyright Pays du Veinazès - 2015-2022